Frédéric Saenen, L’enfance unique, roman, éditions Weyrich 2017, 192 pages, 14 euros
Deux personnages centraux dans ce roman, et quelques autres qui gravitent autour, au fil des pages. Tout d’abord le narrateur (« Petit d’On »), dont le lecteur découvre les années d’enfance. Ensuite, « la langue première », « savamment barbare », le wallon, langue tapie, secrète, mais bien « l’axe central » du narrateur qui la porte en lui et la maîtrise d’ailleurs toujours très bien, même s’il ne la parle plus qu’avec des fantômes ; une langue, donc, qui est loin d’être « raide morte ». Une langue « brute de décoffrage » qui lui permet de reprendre contact avec le réel.
Le livre est émaillé de mots et d’expressions issues de cette langue aux allures un peu exotiques, vigoureuse, savoureuse, qui ignore les concessions. La lecture du récit n’est toutefois jamais gênée ni interrompue, grâce à l’ habilité de l’auteur qui signale simplement ces mots par un italique et une astérisque renvoyant à un glossaire à la fin de chaque chapitre.
Les années d’enfance (qui se déroulent pour la plus grande part à Ruy, dans la région de Liège), reconstituées au moyen d’une série de petits récits, nous sont dévoilées de manière originale, à rebours, et en recourant non au « je » narratif, mais au « tu ». L’on débute aux quinze ans du narrateur (âge où il se découvre une vocation littéraire) pour remonter par étapes jusqu’à ses six ans, en passant par les différents apprentissages de la vie, le tout étant décrit avec une bonne dose d’autodérision. L’on y apprend notamment qu’il doit ses premiers vrais émois sensuels à treize ans, en 1987, à Madonna… Six pages consacrées au choc qu’a durablement produit en lui le clip Open your heart!
L’on apprend aussi beaucoup de choses sur le microcosme qui a baigné cette enfance, le quotidien et les petits rituels de l’époque, grâce aux autres personnages du livre, son grand-père (Grand-Popa), sa Mamy et Ginette, sa mère (pas de père, on verra comment le garçon apprend, à onze ans, le mot bâtard, de la bouche d’un autre gamin). Le lecteur replonge aussi, en même temps que le narrateur enfant terrorisé, dans certains événements « marquants » de l’époque, tels les tueries du Brabant et le tremblement de terre de 1983.
Une enfance unique, un enfant unique, une langue unique… Un livre qui n’est pas seulement un récit instructif, mais où la poésie (parfois teintée de cruauté) est très souvent présente.
« Quatorze ans, et c’est l’impact avec une certaine mesure de la vieillesse, la précoce révélation de ce qu’est la décrépitude anatomique et l’engourdissement des sens à cet autre bout de l’arc du temps où se tiennent Mamy et Grand-Popa. Tu t’assoupis dans un bain de sénescence, tes audaces et tes élans font retraite entre les gondolement des murs pris d’humidité et des carreaux à double vitrages (…) qui pleurent à grandes traînées (…) Quatorze ans, tu fermes de l’intérieur le frigo de l’abattoir aux émotions, te tranches, te retranches, et plutôt que t’épancher, tu t’étrangles. T’étranges. »
Martine Rouhart