Michel Carly – Christian Libens, La Belgique de Simenon, 4 tomes – éd. Weyrich.
Passionnant, vous pouvez m’en croire. Cela se lit comme un roman. Policier, bien sûr. Et pourtant, Dieu sait si l’on en a déjà publié des études sur Simenon, depuis Michel Lemoine, sans oublier Jean-Baptiste Baronian.. Lui qui était assez souvent snobé par la high cultural society, le voilà bien vengé.
Il nous donne d’ailleurs la recette de son succès: énormément de travail, une attention au monde qui l’entoure sans cesse aux aguets, le don d’écrire vite et bien et sans faire de chichis…Ce qu’il ne nous dit pas, c’est ce qui fait de lui Simenon, tout simplement, vous savez, la petite note jaune. Sans trop vouloir philosopher, nous dirons tout de même qu’il y a une marque commune, dans sa génération du moins, à tous ces écrivains issus du peuple, fils de cordonnier, comme Guéhenno ou Giono, les mineurs, bien sûr, comme Constant Malva ou Pierre Hubermont, dont Daniel Charneux nous parle en ce numéro. André Baillon, Jean Tousseul, et bien d’autres. J’ai envie de dire: une façon d’être naturelle, une liberté grande avec la langue, le sens aussi du poids des mots, de la quantité de chair et de sang qui s’y mêle. Nos auteurs relèvent d’ailleurs à différentes reprises la sympathie qui s’établit d’emblée entre Maigret ( et Simenon, bien sûr), et les gens du peuple qu’il croise au cours de ses pérégrinations.
Oui, il y a tout cela, chez Simenon. Michel Carly et Christian Libens ont choisi, dans ces quatre volumes, d’établir une étroite symbiose entre les origines, les événements de la vie de Simenon, ses fréquentations, depuis sa naissance jusqu’à l’établissement définitif à Paris.. Ils se réfèrent très souvent aux films tirés de son oeuvre, aux acteurs, et une iconographie très riche vient appuyer leurs propos. C’est bien sûr ici sur la Belgique que se focalise leur objectif, avec quelques échappées sur les pays voisins, surtout sur Paris. Ainsi, l’attention du lecteur se trouve-t-elle continuellement attirée par des voisinages de lieux, d’époque qui ne peuvent manquer de se lier à des souvenirs personnels: on est en pays connu, et les cafés, les gares, les canaux, les rivières se succèdent au fil des pages. Comment n’a-t-on pas encore songé à enseigner la géographie aux écoliers en leur faisant lire Simenon?
Bien sûr, nous ne pouvons, en ce bref article, nous attarder sur toutes les particularités, les belles réussites de ces volumes, mais nous allons tout de même les parcourir, à notre tour, un peu à la diable.
Le tome 1, Du berceau aux reportages: bien sûr la Cité ardente s’y taille la part du lion, et dans la Cité, le quartier d’Outremeuse. La carrière du jeune Georges, courant de commissariat en salle de rédaction, y est rendue de manière singulièrement vivante.Le Liège de la prostitution est bien entendu présent, et l’on en traite sans peplum, de la façon la plus réaliste et la plus vivante qui soit. Les marchés, les ponts y ont leur place, et la mère de Simenon, qui sera là comme une ombre au tableau toujours présente, non point en un portrait sommaire, mais à travers ses origines flamandes, la famille de sept enfants au père tôt disparu, son avarice, sa peur de la société – elle ressemble un peu à la mère de Rimbaud. Georges lui-même en sera bien conscient, à travers les brouilles qui les séparent. Il en pénètre,des secrets, Simenon, sans être psychanalyste, sans non plus en tirer vanité aucune, mais plutôt une grande fatigue:: lui aussi aurait pu dire, avec Maeterlinck: Si j’étais Dieu, j’aurais pitié du coeur des hommes. La prisons Saint Léonard elle aussi est présente, et Coronmeuse: il n’est guère de quartier où il ne soit allé en visite dans la famille. Mais Coronmeuse, c’est aussi le fleuve, et les chalands, qui reviendront constamment dans son oeuvre. Là aussi, la documentation est impeccable. Outremeuse, où il aura sa rue, et sa statue, où il habitera différents domiciles, où sa mère logeait des étudiants, et la Caque, bien sûr, dont il sera question ailleurs encore. Et puis, les amours. Et là, bien souvent, on s’est contenté de peindre un Simenon homme à femmes, toujours en chasse, une sorte de surmâle. On passe ainsi à côté du vrai Simenon, homme à femmes, bien sûr, après une enfance trop rigidement surveillée. Mais surtout, profondément amoureux, jaloux parfois, et en quête d’affection plus que de chair fraîche. Oui, il y a de la fleur bleue chez lui, et l’on risque de passer à côté de beaucoup de choses en l’ignorant. A-t-on bien lui Simenon?, se demandent les auteurs p.90, et ils ont cent fois raison. Il y a d’ailleurs aussi le petit Simenon qui contemple les étoiles, p.94, et lui aussi vaut le détour. Et puis, la femme nue au peignoir bleu, toute une histoire, tout un symbole. Et puis…et puis…Sans compter la chapelle de l’hôpital de Bavière, et cet enfant de choeur qui rêvait d’une bicyclette…Après chaque chapitre, des lectures conseillées, du Simenon, bien sûr, pas du Sagehomme. Le dossier concernant l’érotisme et la prostitution à Liège est remarquable.
Le tome 2, Du journalisme à Maigret, comme le titre l’indique, est davantage axé sur le vie professionnelle.Il y sera question du Pendu de Saint Pholien, mais aussi de Ferdinand Deblauwe, un proxénète et trafiquant de drogue avec qui Simenon sera très lié, et qui est pour une bonne part responsable de sa connaissance du milieu et des boîtes de nuit. Fuyant la police française pour un meurtre passionnel, il restera longtemps caché Outremeuse – toute une saga… Sans ce jouisseur, pas de Simenon à ce point noctambule, lit-on p..28, et les Trois crimes de mes amis sont pour une bonne part autobiographiques.Vous y ferez la connaissance de Godfroid Dans, un bouquiniste hait en couleurs…noires,.et un Simenon grand lecteur, notamment de Villon.De nombreuses pages sur la police de LIège, où tous les inspecteurs sont moustachus, comme dans les Brigades du Tigre. Les attentats anarchistes seront d’ailleurs nombreux dans la Cité ardente.Rien n’est oublié, ni les cellules de la Violette, ni la place Saint Lambert. Le Musée de la Police de Liège nous restitue d’ailleurs une copie conforme du bureau du jeune reporter. Vous partirez, vous aussi, à la recherche du/des inspecteurs qui ont pu inspirer le personnage de Maigret. Rien n’est créé de rien. Une petite phrase, p.123, qui nous fait chaud au coeur: Il finit par clamer que la langue wallonne a plus besoin d’être protégée et défendue avec ferveur que la langue française. Et puis, le juge Coméliau, et puis…Enfin, last but not least, Régine, et les garçonnières…mais ne croyez pas que je vais tout vous raconter…
Tome 3, Des gares au Pays noir: bien sûr, Simenon a moins vécu à Charleoi qu’à Liège, il est donc normal que moins de romans s’y déroulent. Et pourtant, quelle richesse, dans tous les domaines! Liège et Charleroi, en fait, deux villes-soeurs: les charbonnages, la sidérurgie, les verreries, l’industrie chimique, sans oublier les écoles, les syndicats, et , en ces années difficiles où le chômage règne en maître, les grèves, très dures, les morts, nombreux.Mais c’est des Guillemins que le train s’en va, et lors d’un épisode plutôt loufoque: Simenon tombant, ou peu s’en faut, dans les bras de Georgette Leblanc, la maîtresse de Maeterlinck! Oufti! Le malheureux! Il ne sait pas à quoi il a échappé! Un autre épisode encore, toujours aux Guillemins, que vous découvrirez vous-mêmes. Passage à Charleroi, pour Simenon, en route pour la Semaine automobile d’Ostende. Et voilà, les grèves de 1932, terribles, sanglantes, la misère du peuple. Simenon collabore à la revue Voilà, un premier pas vers la maison Gallimard, un reportage sur la Belgique. Et ce sera Le Locataire, avec ces trains internationaux bloqués à Maubeuge ou Erquelinnes par un mystérieux assassinat. La planque de l’assassin nous mène dans un endroit hautement symbolique, aujourd’hui comme hier, on se croirait pour peu dans un film de Jacques Tati Et enfin, ce film éminemment belge, axé sur Charleroi, avec Philippe Noiret et Simone Signoret. Granier-Deferre emmène ses comédiens de Charleoi à Roux, et entre-temps Le Locataire est devenu l’Etoile du Nord. Eminemment belge.Et ce volume se termine sur un épisode on ne peut plus tragique, le massacre de Courcelles, dans lequel Christian, le frère de Simenon, a joué hélas un rôle très grave. Il se fera légionnaire en Indochine pour échapper à son châtiment, et y trouvera la mort.
Tome 4. De Bruxelles aux villégiatures. Bruxelles, bien sûr, c’est autre chose. Le luxe, les galeries. Mais là aussi, des affaire criminelles, comme celle de la bande des Polonais, qui finiront par se faire alpaguer. Pour ceux qui fuient Paris,la Begique, c’est la bonne planque. Mais c’est aussi le Palace, place Rogier, où descendait Simenon, le style Arts déco qu’il affectionnait, et il nous est conseillé de lire – ou de relire – Le Locataire au Palace. Rien ne vaut, pour la lecture, le « sur place ». C’est d’ailleurs son premier ouvrage publié chez Gallimard..Les illustrations, ici, se font somptueuses. D’autres endroits, le Moulin-Rouge, le Merry-Grill, place Sainte-Catherine,que fréquentait aussi Robert Goffin. Et voilà Simenon qui se lance dans le théâtre, aux Galeries. Et puis encore, la Taverne du Passage, et la Mort subite. Changement de décor: la clinique Edith Cavell – dommage, on vient de la détruire – et la naissance de Marc. Les viilégiatures: les Vacances de Maigret, adaptées pour la télévision par Pierre Joassin: la gare d’Olloy-sur-Viroin, le vieux quartier de Bouillon, l »ancien couvent de Bethléem à Dinant, Marche, le château de Humain: L’Affaire Saint Fiacre, et cette belle déclaration de Bruno Cremer: C’est la distance qu’il prend vis-à-vis des hommes qu’il essaie de comprendre qui ma attiré chez lui. Cette faculté de compréhension, d’intelligence même, pour ceux qui ont parfois commis les pires crimes en fait plus qu’un policier...Cette dimension fait de Maigret un personnage moderne. La Flandre, enfin, « plans rapprochés », avec le Bourgmestre de Furnes, l’un des plus beaux de ses romans, où le bourgmestre plante lui aussi un personnage plus proche du peuple que de la bonne bourgeoisie, et l’atmosphère inimitable de la Grand’Place de Furnes, la nuit, ruisselant de pluie sur les pavés..Le livre se terminera sur La Maison du canal, du cinéaste belge Alain Berliner. Oui, Simenon place aussi, parfois, ses personnages en Flandre…n’a-t-il pas sa statue, à Delfzijl, là-bas, tout au bout de la Hollande? D’Outre-Meuse à Delfzijl, toute une symbolique, de canal en bateau, de bar nocturne en place déserte, c’est tout cela, Simenon, mais surtout tout ce peuple grouillant, triste ou joyeux, affairé, bousculé…Michel Carly et Christian Libens n’ont rien oublié.
Joseph Bodson