MICHEL JOIRET L’HEURE DU CONTE, roman, éditions M.E.O, 2024, 112 pages, 15 euros.

Qui se souvient de ce cher monsieur Le Trouhadec, saisi par la débauche, plaisant héros de la pièce en cinq actes de Jules Romains, laquelle connut un grand succès depuis sa création en 1924 ? Au fil de la lecture du réjouissant et tout autant émouvant roman de Michel Joiret, je n’ai pu m’empêcher de penser à ce rapprochement. Un personnage, déjà bien marqué cette fois par l’âge (80 ans…), est littéralement saisi, embarqué, envahi, habité à tous les étages par une débauche de souvenirs et par une nostalgie foudroyante et ravageuse le ramenant irrésistiblement à l’époque de l’enfance, du bel imaginaire, du conte en un seul mot qui révèlera le mieux du monde sa véritable tournure d’esprit, entre les voies toutes tracées de l’Histoire classique et les détournements habiles et très personnels de l’interprétation, ou mieux encore, de la mise en scène. Plantons le décor du récit : le Bois de la Cambre, à Bruxelles, ses arbres majestueux évoquant les Amériques, le nom des élégantes avenues : l’Uruguay, le Pérou et une moisson de légendes et d’histoires extraordinaires que le vieux professeur n’aura jamais laissées se faner dans un tiroir. Le style ensuite qui l’habille et lui confère de la prestance : une écriture raffinée, semée d’italiques, de références, d’extraits littéraires de tous siècles et horizons. Une débauche, vous dit-on, un flot de menus événements surtout, remontant parfois au tout premier âge, à la fin de la dernière guerre, à même le parquet des jeux précoces sous la table des dîners, jeux malins et coquins, parcours souterrains variés, sensoriels et très utiles pour la suite de l’écolage… Un retour, plus loin, au cœur du livre, à l’heure du grand départ pour l’Orient, la Tunisie en l’occurrence, où notre coopérant-conquérant enseignera, un temps trop bref, la haute littérature (Camus, entre autres) et animera des groupes mixtes d’élèves en leur faisant jouer des contes là où la tradition les a créés mieux qu’ailleurs, de jour et de mille et une nuits. La matière même du récit enfin car l’aventure ne s’achève pas avec le fardeau des années, tôt avouées, et l’écueil cruel des rhumatismes : une petite Fabrizia à laquelle le maître Aurélien Delevert donnera le goût irrésistible du conte oral ; une grande Maria, sa mère, qui profitera du gâteau et partagera, trop peu ou trop longtemps, selon les points de vue, la faim de loup que n’aura jamais perdue notre insatiable narrateur… Mais l’heure du dénouement se fera inévitablement pressante. Il s’agira en conséquence de vivre dangereusement et rapidement jusqu’à la corde car tout conte doit se clore fatalement quelque part, au lever du soleil ou sur un trottoir humide d’où le regard cherchera en vain l’héroïne évanouie… Au risque d’un dénouement moins glorieux encore : la sortie de scène ratée d’un vieux clown fatigué…
N’en disons pas davantage. Laissons le lecteur à l’écoute de l’anachronique amant, à ses ruses et à ses jolis tours de fiction et de séduction savante… Nous lui suggérons en plus de grimper sur la première branche accessible de l’arbre des contes. Vu de haut, le spectacle prendra ainsi des airs de théâtre à l’ancienne, bâti sur une petite colline de sable et caressé par un doux vent parfumé, venu d’un lointain désert de regrets…

Michel Ducobu