Bernard Gheur, La grande génération, Weyrich, Plumes du Coq, 2024, 276 p.
Ce livre, à lui seul , ferait mentir la phrase de Simone Signoret : Le souvenir n’est plus ce qu’il était. En effet, Bernard Gheur nous fait revivre avec lui les évènements de son enfance et de son adolescence comme si nous étions ses contemporains. Une belle écriture, simple, souple, déliée, et l’art, surtout de s’effacer soi-même : nul pédantisme, ici, nulle emphase : seulement la vie, telle qu’elle était, singulièrement vivante, et dans laquelle nous voilà plongés peu à peu, insidieusement, tout comme si nous étions là, à ses côtés. Ni regrets, ni louange excessive du temps passé. Et cela va du Canada de ses parents au retour de Léon Halkin, rescapé de l’horreur de Büchenwald.
Il est vrai qu’une bonne partie de l’ouvrage est consacrée à l’évocation de la guerre de 1940, telle qu’elle fut vécue en Ardenne et à Liège. Mais il y a aussi, à Liège, l’entreprise de son père, affréteur de chalands. Et là, Bernard Gheur trouve le ton juste, en un concentré de souvenances, de tendresse, comme s’il était son contemporain, et non un adolescent. Comme si hier était aujourd’hui. Comme si cela venait de se passer, sans rien forcer. Nous voilà bien loin des jérémiades sur le temps passé (p.44) : « Oui, les baisers de papa étaient des oiseaux rares. Je me les rappelle d’autant mieux. Un jour de ma jeunesse où j’avais réussi un important examen de droit, je le croisai dans la salle de bain. Il avait alors de gros soucis professionnels, et mon succès universitaire éclaircissait un peu son ciel. // Nous étions face à face. Ses yeux bleus restaient posés sur moi. Et puis, tel un adolescent timide qui se décide, il fit un pas vers moi et m’embrassa sur la joue. Pour lui, c’était tout dire. »
Ceci, voyez- vous, c’est du grand art. Seuls les gestes essentiels sont retenus. Les adjectifs sont rares, sans nulle emphase. Le ton reste sobre, discret. Pas un mot de trop…et l’émotion qui se dégage du texte est d’autant plus forte.
La Meuse tient une grande place dans le récit, et il cite avec à propos les vers de Péguy, dans le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc : « Et pendant ce temps-là, Meuse ignorante et douce / Tu couleras toujours, passante accoutumée / Dans la vallée heureuse où l’herbe vive pousse, / Ô Meuse inépuisable et que j’avais aimée // Meuse qui ne sais rien de la souffrance humaine / Ô Meuse inaltérable et douce à toute enfance / Ô toi qui ne sais pas l’émoi de la partance, / Toi qui passes toujours et qui ne pars jamais… »
Je connaissais ces vers, et je vais assez souvent à Liège ; mais je n’avais jamais fait le rapport entre eux et le quai de la Batte ou bien Outremeuse. Tant notre culture est livresque et passe souvent, elle aussi, à côté de la vie…
Et à propos d’un voyage en famille autour de la France, en 1955 : « Ce fut mon plus beau voyage. Le point d’orgue de mon enfance. Tout me semblait presque parfait. »
Que pourrais- je encore vous dire ? « Prenez ce livre, et mangez-le ». Ne l’oubliez pas. C’est le livre d’une enfance secrète et profonde, qui vous est offerte en partage. C’est que la nostalgie, la vraie, en fin de compte, n’est plus ce qu’elle était.
Joseph Bodson