Emile Verhaeren, Poésie complète 9, Poèmes en prose, édition critique établie par Jean-Pierre Bertrand avec la collaboration d’Aurélie Mellen. Archives du futur, AML éditions, 2016.
Le premier de ces poèmes en prose date de 1886, le dernier de 1895. Ils ont paru dans diverses revues: La Société nouvelle, La Wallonie, Le Coq rouge. En 1926, André Fontaine les a réunis sous le titre Impressions – première série. Contexte verhaerenien: sa période naturaliste, avec la parution en 1883 des Flamandes. Il cherche un art total, qui unirait la peinture, la musique et le goût. Des préoccupations métaphysiques, une atmosphère sombre, le sentiment d’une dégénérescence de l’être et du monde. Et tout cela, sur le plan des lettres belges, dans le cadre de la rivalité entre la Jeune Belgique et l’Art moderne.
Au cours de cette période, Verhaeren publiera sa Trilogie noire: Les Soirs (1888), Les Débâcles (1888), Les Flambeaux noirs (1891). Il va vivre un véritable drame intérieur de 1885 à 1891. Décès de ses proches, une sorte de cyclothymie. Cinq ans avant, il écrivait déjà à Van Rysselberghe: Moi, je vais mal, je suis décati, affaissé, maigre, lugubre, funèbre, idiot (…) Je suis condamné à six mois de gastrite et à un an au besoin pour me guérir d’une maladie du foie qui est venue se greffer sur le reste. Et ce dolorisme généralisé correspond bien à la forme choisie au cours de cette période. Comme l’écrit l’auteur: le poème en prose est un poème affranchi et pas seulement de la contrainte du vers (…) Par ce seul fait, il se révèle déjà propice à l’expression des épanchements lyriques car sa forme libérée autorise les contradictions, les rebondissements et le tumulte. C’est ainsi que l’on verra le spleen s’opposer à l’idéal, au salut par l’art – le côté positif de l’apprentissage de la douleur. Au niveau de la syntaxe: la parataxe généralisée, et il ne « lisse » pas ses poèmes au fil des parutions. Une conception de l’existence vitaliste, même si le poète n’est plus un mage. Une langue à la fois musicale et rocailleuse.
En 1891, il se mariera, et son mariage signifiera la sortie du tunnel, et la naissance du poète de l’énergie. Il témoigne d’un intérêt croissant pour le vers libre. mais certains textes, comme Les Villes, sont très différents selon qu’ils sont en prose ou en vers. En prose: un paysage décomposé, négation de la nature, des traits antimodernistes. En vers: réconciliation, fusion, la ville est perçue comme un organisme vivant.
On notera, dans Ce soir, un ton apaisé, un vocabulaire plus simple, plus prosaïque. Dans Koenigsberg, un beau texte sur Kant. Il y a chez Verhaeren une imagination très forte qui réanime l’aspect physique du personnage, le climat de l’œuvre. Il le fait parler, l’ identifiant avec son image de bronze.
Dans Florence, on dirait qu’il rejette la douceur, la grâce au bénéfice de la force, identifiant le vrai au violent, au tourmenté. Dans Les mendiants, les paysages, les personnages, les œuvres d’art deviennent les acteurs d’une sorte de paroxysme. Dans Les tours, comme un avant-goût du futurisme, de Marinetti ou de Delaunay. Parfois, comme à la page 92, Dans la campagne, ce qui aurait pu être douceur se mue en tristesse. L’influence de Schopenhauer se fait assez nettement sentir. C’est ainsi qu’il n’est pas sans intérêt de comparer la Vierge de Thuringe au monde de Florence (p.112)
Parmi les nombreux tableaux de genre, nous nous trouvons dans un monde où l’angoisse est toujours latente, dans laquelle la nature joue un rôle actif. Il est finalement assez proche de l’expressionnisme, plutôt que du futurisme, avec des visions saisissantes, des formules à couper le souffle, comme De grands bergers rêveurs. Et c’est le même type de visions, poussées jusqu’à l’outrance, que nous retrouverons dans les poèmes de guerre. Il écrit comme un peintre de fresques, pressé d’étaler ses couleurs, quitte à se contredire par la suite. Il épouse toutes les modes de son temps, ses excès, quitte à les rejeter après en avoir épuisé le suc. Il y a chez lui quelque chose d’un Prométhée enchaîné et souffrant qui soupirerait au souvenir de l’âge d’or, mais il recourt ici aux images de la Passion chrétienne. De cruels tableaux parfois, des misérables aux faces tordues, aux traits contorsionnés. Cela ressemble assez souvent, comme le note l’auteur des notes, au Spleen de Paris de Baudelaire: la même hargne, le même acharnement à souligner la laideur. La douleur du monde les amène l’un et l’autre à un paroxysme de mépris et de cruauté vis-à-vis de soi-même. Une tendance constante à pousser le trait jusqu’à son extrême limite.
De même, nous trouverons une atmosphère intimiste, p.231, dans A Hildesheim, le repos, la quiétude, fréquente chez lui dans l’évocation des campagnes et des villes mortes. Mais la même atmosphère, p.255, sera perçue en négatif. A la page 283, une évocation qui fait songer à un tableau de Chirico ou de Paul Delvaux. Verhaeren est très sensible au genius loci. Il a en lui-même un grand répertoire de sentiments divers et parfois ambivalents, et une très grande culture. il y puise pour illustrer le sentiment éprouvé en telle ou telle circonstance. Sensible, ultrasensible au climat, au paysage, avec une tonalité essentielle, romantisme, symbolisme, décadentisme, un peu de tout cela à la fois. Il peut passer très vite de Victor Hugo à Jules Laforgue. Mais ce n’est pas un imitateur: c’est Verhaeren, tel qu’en lui-même…et les procédés stylistiques, les répétitions, le vers libre, la prose poétique servent remarquablement ses intentions. C’est une chambre d’échos infiniment sensible, qui élabore sa propre alchimie.
Tout cela, les auteurs de cette édition l’ont fort bien senti, et passé au lecteur.
Comme dans les autres volumes des œuvres complètes, l’apparat critique, la présentation matérielle de l’ouvrage sont au-dessus de tout éloge.
Joseph Bodson