Monique Mercier-Lecharlier, Le cri rauque du héron cendré, Ed. Jets d’encre
C’est une jeune fille, Aurélie, qui tient entre ses doigts le fil conducteur du roman. Dans une armoire du grenier de sa grand-mère Natacha, qui vient de mourir, elle découvre un coffret en bois de rose et se souvient qu’enfant, durant les vacances, elle l’avait déjà sorti d’un placard, ce qui avait provoqué une colère mémorable de l’aïeule… Au moment où elle jette un premier coup d’œil sur son contenu, elle ignore encore que ce coffret à souvenirs est en fait un coffret à secrets de famille. Et quels secrets ! Quelle famille !
Il y a tout d’abord une lettre en écriture spéculaire. Mystérieuse. Bouleversante. Elle révèle que Natacha, femme secrète qui se dévoilait peu, a fait autrefois de la prison, ce que confirme la photo d’une coupure de presse où elle apparaît jeune adolescente « flanquée de deux gendarmes aux képis hauts comme des pots de fleurs garnis de guirlandes » (sic). Cette lettre, elle l’adressait curieusement à son père, Jef Thonon, tête-brûlée par vocation, communiste par idéal, ancien de la guerre d’Espagne et résistant de la première heure en 1940. Un exalté, un éternel militant qui n’en finissait pas de rêver de gloire, de justice et de vengeance. Durant la guerre, il avait assassiné sans le moindre état d’âme un bourgmestre rexiste, coupable d’avoir recensé les Juifs de sa ville et livré la liste aux nazis. Dénoncé, il avait été exécuté par l’occupant. Il n’avait pas trente ans. C’est à ce père absent que, au moment d’épouser un homme qui aurait le même âge que lui, elle écrivit ces mots : « Tu as répondu présent comme les cent mille volontaires partis sur les chemins de la péninsule ibérique pour éliminer el caudillo, Franco et son pouvoir absolu. Tu as répondu absent comme mari et comme père ». Terrible jugement post mortem.
Aurélie veut à tout prix percer les secrets dissimulés sous les mots et les allusions de la lettre. Littéralement obsédée par ses ancêtres, par ce que fut leur vie, leurs drames, leurs rares bonheurs, elle se lance dans une quête historico-familiale, à la fois enquête (au sens journalistique du terme) et exploration de la psychologie des acteurs. Cette mise en situation est le point d’ancrage de la trame narrative : à partir de là, le récit se développe dans plusieurs directions.
Avec l’aide de son grand-oncle, frère de Natacha, la jeune fille reconstitue patiemment le destin douloureux de sa grand-mère, orpheline de père donc et négligée par une mère plus ou moins névrosée. Un tempérament rebelle qui se revendiquait de l’existentialisme, refusait toute discipline et glissait inexorablement vers la marginalité. Une ado qui se cognait la tête contre les murs des indifférences. Une jeune vie déchirée, saccagée, au cours d’une nuit où la tragédie lui avait donné un inexplicable rendez-vous à Boitsfort (on n’en dira pas plus ici de cet événement-clé du roman). Pour cerner la complexité de cette personnalité mystérieuse et tenter de comprendre sa paranoïa (?), le roman fait un détour par deux générations parentes, endurcies par la précarité de leur époque, exaltées par les discussions politiques, mobilisées par la lutte des classes et la promesse d’un « paradis » soviétique. Puis laminées par le rouleau compresseur de deux guerres.
Ces destins hors du commun, Monique Mercier-Lecharlier les croise avec une précision historienne, passant de l’un à l’autre au fil des chapitres. Cette alternance contraint le lecteur à garder en mémoire les « généalogies » évoquées, ce qui n’est pas facile tant sont nombreux les personnages. Mais elle a l’avantage de faire progresser par à-coups l’élucidation des secrets des familles et de maintenir la curiosité du lecteur.
Au détour des pages, quelques réflexions et interrogations interpellent. En voici une. Des étudiants discutent de la politique colonialiste d’Israël qui viole impunément le droit international, ce qui suscite des réactions terroristes. Aurélie qui participe à la discussion ne peut « s’empêcher de faire le parallèle entre les faits de terroristes palestiniens et les actes de résistance de son arière-grand-père (…) Est-ce l’histoire qui déterminera qui sera consacré héros et qui sera déclaré terroriste ? » Un débat qui, mené aujourd’hui, serait lourd de sens.
Le titre poétique du roman n’annonce guère l’âpre réalisme de son contenu. Et pourtant, le fil rouge que tenait Aurélie au début du récit nous amène à Namur au dernier chapitre. Le sculpteur anversois Jan Fabre expose ses œuvres sur les hauteurs de la citadelle. Parmi celles-ci, la statue de L’homme qui mesure les nuages : de la pure poésie en 3D dans la douceur mosane. Tous les Namurois vous affirmeront que héron cendré de l’île-vas-t’y frotte a effectivement poussé un cri d’admiration !
Michel Arnold