Alain Busine, Procuration d’Odon, éd. Le lion –Z’Ailé, Waterloo, 2024, 468 pages ; Villa Gounda, id, 506 p.
Il est difficile de qualifier ces deux gros ouvrages : romans? souvenirs de famille ? Un peu des deux, sans doute. C’est le premier ouvrage littéraire d’un gynécologue-obstétricien en fin de carrière. Ecoutons plutôt ce que nous en dit la page 4 de couverture : En accompagnant sa mère de 91 ans vers une maison de repos, notre narrateur est confronté à un passé enfoui Un document daté de 1903, signé par l’étrange Odon Mahyeu, agent de la récolte du caoutchouc au Congo sous Léopold II, soulève des questions troublantes. Était- il un prédateur coupant des mains dans l’obscurité de la forêt équatoriale ? Le narrateur se lance dans une quête de vérité dévoilant au passage les heurs et malheurs de ses ancêtres. Des rivages du Congo aux tranchées de l’Yser, des plaines hennuyères aux quartiers bourgeois de Bruxelles, des terrils d’Hornu aux palaces de Grasse, sa recherche de la vérité nous emmène dans un voyage à travers le temps et l’espace. Les souvenirs encore vifs de sa mère détiennent -ils la clé de l’énigme ?
Après avoir lu les 468 pages de ce premier volume, comment porter une appréciation ? Il me semble qu’en fin de compte deux regards sont possibles : tout d’abord, celui de l’intérêt documentaire, qu’il est certes possible d’en tirer, surtout pour notre ancienne colonie, dont l’histoire est moins bien connue, moins fouillée, que celle de la métropole. Nous avons invité à plusieurs reprises les auteurs d’ouvrages sur le Congo et son histoire : ce qu’ils nous en ont dit se trouve ici largement confirmé : l’importance du « commerce » du caoutchouc, l’énorme superficie que représentait la colonie, ainsi que la lenteur des communications, qui permettait à des potentats locaux (c’est de blancs qu’il s’agit ici) de traiter les Noirs plutôt comme du bétail que comme des humains – et l’Eglise fermait les yeux, une bonne habitude qu’elle n’a pas perdue.
Ce jugement sera amplement confirmé par le second volume, dont une bonne partie se déroule au Katanga, dans les mines surtout, où les ouvriers noirs sont traités avec un manque d’égards, une cruauté même – le mot n’est pas trop fort – que l’on a peine à imaginer aujourd’hui. Et, pendant très longtemps, jusqu’à l’indépendance même, l’absence de perspectives d’avenir réelles. Quand ces comportements commenceront à se modifier, il sera déjà trop tard…
Mais la peinture des scènes historiques, la guerre de 1914, les grèves, le rexisme, la collaboration, la résistance, est également remarquable, par sa sobriété autant que par son exactitude. Et il en va de même de la vie individuelle, et de l’histoire des diverses branches des familles Busquine, Debavay, Warocqué, Millet, Borgerie. Ce sont d’ailleurs les péripéties, les évolutions des divers membres de ces familles, des histoires proches du réel, qui se déroulent sous nos yeux, et qui entraînent au fil des pages, l’attachement que l’on finit par ressentir pour l’un(e) ou l’autre de ceux-ci.
L’auteur sait nouer et dénouer les intrigues, passer avec habileté d’un décor de l’histoire à un autre bien souvent très éloigné, ce qui donne à ces deux ouvrages une valeur non seulement testimoniale, mais aussi littéraire. Alain Busine a beaucoup lu, ce qui lui permet d’évoquer Joseph Conrad dans les scènes les plus denses et les plus cruelles de l’aventure congolaise, l’atmosphère oppressante de la brousse, et il m’est arrivé, à la lecture des développements familiaux, de songer aux Thibault de Martin du Gard, le frère médecin et son cadet. Une lecture qui fut la nôtre, pour beaucoup de mes contemporains, au temps de l’adolescence…et qui n’a rien perdu de sa vérité.
Alors, que dirons- nous de ces deux volumes ? Des livres de mémoire? Des romans ? Cela tient aux deux, bien sûr. Je m’avancerai même à dire que si Alain Busine n’avait été gynécologue, il eut fait un fort bon écrivain. Il est vrai que la mère de Socrate était accoucheuse, et qu’il y a bien des points communs entre ces deux métiers.
Joseph Bodson