ALAIN MINIOT, HOMME DE PAROLE
Propos recueillis par Noëlle Lans.
Vous naissez dans le Borinage le 12 mars 1938, le jour de l’Anschluss. La suite des événements n’a-t-elle pas marqué votre enfance ?
Oui, bien sûr… Mon grand-père maternel, Gustave Beugnies (dit Coco) me disait souvent : « Ah, ce 12 mars, on s’en souviendra… Ta naissance (avant terme), difficile En même temps que l’apparition de la nouvelle voiture, la ‘Coccinelle’, mais hélas aussi, en même temps que l’envahissement de l’Autriche par les troupes allemandes, ou que Orson Welles qui affolait l’Amérique avec ‘La guerre des mondes’. Heureusement, il y a eu aussi la création de Spirou par le dessinateur Rob-Vel et, dans la chanson, ‘Un jour, mon prince viendra’, ‘Mon Homme’ et ‘Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux !’ de Ventura, etc. Ah, j’oubliais, ‘T’as d’beaux yeux, tu sais’, avec Morgan et Gabin. Né avec Rudolf Noureev, Mireille Darc, Isabelle Aubret, Enrico Macias, Jean-Claude Drouot, Juan Carlos…
Pour la suite des événements… Oui, elle a non seulement marqué mais influencé toute mon enfance et mon adolescence. Mon père, en 1939, fut rappelé sous les ordres militaires et, à peine la guerre commencée, il fut fait prisonnier de guerre en Allemagne et ce jusqu’à la fin 1944 où il fut tué. Donc aucun souvenir de mon père ! Maudite soit la guerre… et toutes les guerres !
Maman, mes grands-parents et moi, dès mai ‘40, nous avons ‘émigré’ en Normandie jusqu’au début ‘42 ! Ah, cette guerre ! Je m’en souviens encore… J’ai vécu les bombardements, les passages des V1 et des V2 au-dessus de nos têtes, l’arrestation des amis juifs, les nazis et leurs collaborateurs, leurs perquisitions, leurs arrestations, leurs exécutions… Mon grand-père et mes oncles restés au pays faisaient de la Résistance… les parachutistes anglais… et enfin la Libération ! Sans papa ! Maman s’est remariée en ’48 avec un ‘divorcé’, chose très mal vue à l’époque. Je fus ballotté entre les deux familles, l’une ‘catholique’ et l’autre ‘socialiste’… et ma nouvelle famille. Pour un gosse de dix ans, ce n’est pas drôle ! Pas facile d’assumer, de gérer, de vivre ‘avec’. Les adultes ne pensent pas aux enfants, ils pensent d’abord à eux ! Mais ils ne le savent pas !
Photo d’Alain Miniot avec Alain Carré (un ancien élève) et Brigitte Fossey
Quel a été le déclic de votre vocation de comédien-récitant ?
‘Carmen’ de Bizet, puis Maurice Carême ! Ma famille aimait beaucoup les spectacles en tous genres (mon grand-père avait été marionnettiste avant la guerre). On m’emmenait donc le dimanche après-midi découvrir soit un opéra, soit une opérette, soit une pièce de répertoire, soit un film au cinéma. Tout petit, j’étais subjugué par les musiques, les artistes, les décors, les danses, l’ambiance, et, dans mon for intérieur, je me disais : « Oui, c’est ça que je veux faire plus tard ! ». Mais je n’osais pas le dire ! Or, il se fait que, alors que j’étais à l’école moyenne de Jemappes, Maurice Carême et Caprine sont venus en invités surprise, avec un récitant, dans la classe où j’étudiais. J’étais un élève attentif, réceptif à toutes les formes artistiques et, grâce à eux, à les entendre parler, dire, réciter des poèmes, j’ai su que cela me correspondait. Ils m’ont ouvert portes et fenêtres sur l’existence poétique et artistique qui était en moi, prête à s’épanouir. Il y a eu aussi mon professeur de français Monsieur Herbiet qui nous lisait, pendant cinq minutes à la fin des cours, des extraits de livres, comme le ‘Petit Prince’, ‘Les misérables’, ‘Germinal’ ou une poésie. Sans oublier non plus, mon inscription aux cours de Déclamation et d’Art dramatique à l’Académie de Quaregnon avec Lucette Dumont comme professeur, puis les finalités au Conservatoire, avec Rosy Broisson, Madeleine Barrès et Georges Sion.
De tous les côtés du rideau, vous mettez également en scène de nombreux auteurs français et étrangers (A. Daudet, Molière, Feydeau, Roussin, Cocteau, Y. Ritsos, T. Williams…) aussi bien que belges, tels que Michel Joiret, Nanou Gallée, Michel de Ghelderode ou encore Pascal Vrebos. Ce dernier n’était-il pas très jeune à l’époque ?
Oui, Pascal Vrebos avait dix-sept ans et venait de remporter le prix ‘Poésie-Jeunesse’ du journal ‘Le Soir’. On lui a remis le Prix au ‘Grenier aux Chansons’ de Jane Tony. J’étais son premier lecteur. Il m’a dit qu’il avait écrit une pièce de théâtre et me l’a apportée. J’ai trouvé que cela valait la peine d’en faire une lecture publique. Aussitôt dit, aussitôt fait. Paul Willems qui était dans la salle a écrit : « Un nouvel auteur nous est né, un poète qui a le sens du théâtre et de la réplique, écoutez-le, il fera une œuvre ». Il ne croyait pas si bien dire. J’ai donc ‘monté’ la pièce ‘Le mot magique’ avec décor et costumes et huit comédiens sur un plateau minuscule dans le plus petit théâtre de Bruxelles, ‘L’île Saint-Louis’. Plus de trente représentations… c’était une gageure, mais quelle réussite !
Vos racines boraines n’ont-elles pas contribué à vous forger un solide caractère ?
Un Borain qui m’a beaucoup influencé, c’était Louis Piérard, ‘l’Universel’, comme disait Marcel Vermeulen. Piérard faisait partie de tous les milieux. Il était aussi à l’aise avec les ouvriers mineurs, les crosseurs dans les champs ou au ‘paillet’, les joueurs du tir à l’arc, qu’avec les têtes couronnées. Il se promenait en chapeau ’buse’ avec Adolphe Max. Il discutait avec Malraux de tout et de rien, même de simples recettes de cuisine boraine. Il se sentait bien partout, de la Maison du Peuple au Cercle catholique ! Il était au-delà de l’idée européenne. Il pensait en vrai Borain. Et, même à la Tribune de la Chambre, il osait parler le patois ! Un « Monsieur bien », comme on dit !
Quelques autres Borains m’ont aussi impressionné… Remo-Tito Pozzetti et sa ‘Cathédrale Boraine’, un chef-d’œuvre… Les peintres Marius Carion et Callisto Peretti avec leurs dessins sur la mine, leurs sculptures, leurs peintures grandioses… Marianne Saive… Les écrivains Constant Malva, Marius Renard et Françoise Houdard… J’ai une place particulière dans mon coeur de Borain pour la littérature patoisante de Henri Tournelle, Géo Nazé, Bosquetia, Didier Verkens…
Mon solide caractère, dites-vous ! Ma vie a toujours été un défi. Oui, j’ai eu des barrières à franchir, un peu comme dans une course d’obstacles. En général, je suis parvenu à dépasser les difficultés. Les défis ne me font pas peur. Au contraire, ils me passionnent. Le juste milieu ne m’intéresse pas ou peu. J’ai toujours voulu avancer. Et je n’ai guère changé, malgré mon grand âge… Je suis dans ma 81ème année !
Y a-t-il eu quelques autres ‘Grands’ qui vous ont influencé ?
Oui, je pense à ces gens qui ont changé le monde, ces gens au destin hors du commun, célèbres ou non, en littérature, en politique, en sport, en musique, en science… Marie Curie, Thomas Edison, Nelson Mandela, Gandhi, Louis Amstrong, Simone Veil, Michel Legrand, Boris Pasternak, Garcia Lorca, Colette, Debussy, Satie, Gershwin, Maria Callas, Churchill, de Gaulle, Ray Charles, Jaurès, Piaf, Obama, Einstein, Proust… dans le désordre !
Mais il y a aussi tant et tant d’écrivains qui me parlent et m’enchantent, dans la littérature belge actuelle… Ne retenons que certains, proches de cœur et d’esprit, tels que Michel Joiret, qui mène les compagnons du Non-Dit depuis une trentaine d’années, et dont l’œuvre romanesque est à la fois puissante et révélatrice des fragilités humaines… Ou Joseph Bodson, Président de l’Association royale des Écrivains et Artistes de Wallonie et Bruxelles, qui œuvre magistralement depuis tant d’années à la promotion des lettres de notre pays, et dont la poésie est sertie de finesse et de plein sens…
Pour vous, qu’est-ce qui est important ?
Une bouffée d’optimisme est indispensable ! Rester dans une démarche positive. On se construit et se reconstruit à tout moment. Se sentir ‘libre’ est essentiel pour moi. Mais je pense aussi à la réflexion de Bernanos : « Le pessimiste est un imbécile malheureux et l’optimiste est un imbécile heureux ! »
Comment vous définissez-vous ?
Je me considère comme un ‘chanceux’ ! Comme un ‘passeur’ aussi. Dans ma vie, mon enseignement, mes spectacles. Toujours à la conquête d’un nouveau public. Seul ou avec des partenaires… jamais des adversaires. Je reste persuadé qu’il est possible d’offrir du divertissement poétique intelligent ! Que l’on peut faire passer un bon moment au public, le toucher et susciter chez lui une réflexion, et même plusieurs… Il faut rendre la poésie inévitable, incontournable et contagieuse !
Quels textes ont vos préférences ?
J’aime les textes qui font ‘sens’ et qui ‘parlent’, qui ‘émeuvent’. J’aime aussi les mots qui résonnent ! J’aime donner ‘corps’ aux mots, leur donner de la ‘couleur’, de la ‘vie’.
Qu’est-ce ‘un bon poème’ pour vous ?
C’est quelque chose qui ne rentre pas trop dans l’analyse, qui vous prend et vous embarque… C’est un bon poème tout court, efficace, qui me touche et avec quelque chose d’accrocheur, qu’on le veuille ou non et sans trop chercher à comprendre… Il faut se laisser aller à son instinct et surtout respecter l’auteur, sa parole et sa portée sur le public. Convaincre plutôt que séduire !
Un des livres que vous avez relus dernièrement ?
Un Charles Plisnier, « Faux Passeports » (in « Mariages »), le premier Prix Goncourt belge. Une redécouverte, je le conseille !
Que pensez-vous du monde actuel ?
Nous sommes dans un monde qui évolue à contre-courant dans toutes les avancées qu’on attend de lui ! Il me semble qu’on est en train de se tuer les uns les autres !
Si vous pouviez formuler un voeu pour l’humanité ? Pour la Belgique ? Pour la Wallonie ?
L’avenir est plus que jamais anxiogène et la sortie des crises bien incertaine. Comment sortir de ce chaos, je ne sais…
Nous traversons des périodes mouvementées… Des sujets importants préoccupent à juste triste les concitoyens. Nous sommes confrontés à de vives tensions politiques, économiques, écologiques, climatiques, migratoires… Peut-on encore faire confiance au sens de responsabilités des dirigeants pour agir dans l’intérêt de la Wallonie, de Bruxelles, de la Belgique, de l’Europe et du monde et de leurs populations, avec toutes les inégalités, la pauvreté, l’intolérance, le changement climatique ? Oui, le monde entier joue sa survie et il doit trancher ! J’ai peur des populistes qui progressent avec des alliances contre nature ! Si on continue la politique de l’autruche, nous courrons tout droit à la catastrophe. On en revient un peu, beaucoup… à l’année de ma naissance !
Mais vous me parliez aussi de voeux à formuler ! Je voudrais qu’on retrouve le bonheur qui se cache souvent dans des choses simples, qu’on cesse de vivre par procuration, qu’on se rende compte que fuir la réalité n’est pas le bon moyen pour la changer et que tout commence toujours autour de soi. Je rêve de plus en plus de solidarité, d’amour et d’intelligence du coeur.
Espoir, quand tu nous tiens !
Ah, j’oubliais… Il faut rendre la poésie contagieuse, inévitable et incontournable !