Caroline Tapernoux, Annemarie Trekker, Annie Bergot et Nelly Laurent, L’héritage insoupçonné, nouvelles, L’Harmattan
Un beau bouquet de nouvelles, qui aurait pu s’appeler aussi Le dessous des cartes. La vie des gens, et spécialement des femmes, si elle peut paraître en surface lisse et claire, cache parfois bien des souffrances, des joies aussi. C’est en profondeur que passent les grands courants qui génèrent nos actes et nos pensées, sans que s’en doutent même parfois ceux qui sont proches. Un bouquet, une seule tige et mille fleurs, comme le souligne joliment la photo de Nelly Laurent en couverture.
Embrasser le monde, de Caroline Tapernoux, présente en exergue de chaque séquence une citation biblique, qui va donner le ton du texte, parfois bien amer, dur à intégrer, mais dense de chair vive. Une prose serrée et suggestive, sans la moindre fioriture. La mort d’un grand père, qui signifiera bientôt l’abandon d’une maison longtemps habitée, et pour la grand mère, les habitudes à créer dans un nouveau logis. De la Petite Suisse à Uccle, changement de lieu, changement de milieu. Encore une fois, toute la rigueur, mais aussi la douceur d’une vie prise au jour le jour. Sans éviter ni la plainte, ni les éclats de joie. La sobriété se trouve seulement dans la façon de les aborder. Ainsi, p.31, ce cantique d’une future mère: Regarde mon ventre moelleux qui se languit de toi, mes bras qui se réjouissent de te border. Écoute ma voix qui te chante des berceuses. Ose nous rejoindre! Le risque n’est pas énorme, je te le jure. Je t’attends…
Je ne vous raconterai pas toute l’histoire, mais c’est bien d’embrasser le monde qu’il s’agit, d’un geste ample et généreux, qui ne plaint pas ses peines. C’est bien ainsi que peut se continuer cette planète…
Et lui répond comme en écho, d’Annemarie Trekker, Tremblements d’ailes. Avec cette belle citation de François Cheng: Demeure cette entité irréductible, palpitant là depuis toujours, qui est la marque de son unicité. Une petite fille à l’abord énigmatique. Gardienne des clés du royaume, elle veille sur ce lieu de passage. Et puis, cette réponse d’un écrivain à la question Qui voudriez-vous être: Celui que je suis. Et il ajoute, ce qui donne son sens à cette nouvelle: Parce que j’ai vécu très longtemps à côté et loin de celui-là. L’écriture surgit souvent de cette souffrance. » Deviens ce que tu es, disait déjà Plotin. C’est un accouchement pénible et difficile, mais aussi promesse de beauté, et Annemarie Trekker le sent bien lorsqu’elle parle en ce moment-là d’un tremblement d’aile sur le mur. Et puis, le jeune fille aux doigts habiles à tisser, ce doigté qui revient comme un leitmotiv dans l’écriture d’Annemarie. Et puis la vieille femme, confiant à vois basse des amours surannées, mais combien vivantes dans le souvenir. Et puis, sa naissance à elle, comblant sa mère. Passer le fil dans la maille de laine pour en créer une nouvelle, relier par le mouvement du poignet le passé au présent et à l’avenir.
Il y aura encore la maison de soin, sa gentillesse, son attention pour les voisins. Et quand viendra la fin, pleine de douceur, ce sera, ici aussi, la naissance d’une sorte de cantique. La mort est une nouvelle naissance: C’est le silence de ma mère, pendant les sept dernières années de ma vie, qui m’a mise sur la voie. Derrière son absence de paroles, j’ai retrouvé l’essence des gestes nourriciers, mon goût pour les paysages de l’Ardenne et les chemins de randonnée.
Au bout des doigts, d’Annie Bergot. Bretonne installée en Belgique, nous dit-on, gourmande, curieuse, amoureuse des mots. Et cela part bien, avec un retour en Bretagne pour les vacances. Mais, très tôt après le retour en Belgique, c’est le drame: cancer du sein. L’anxiété, la détresse, le long chemin à faire, et combien pénible, pour accepter son état. C’est!/Tout simplement c’est./ C’est la vie!
Et puis, par de petites choses, viendra la remontée. Par des détails infimes. Mais la vie, justement, est faite de ces détails infimes. Peu à peu le courant passe et Clémentine se surprend un matin à aimer cette nouvelle image, à se reconnaître enfin en elle.
Et c’est ce courant menu de la vie qui passe, cet infime picotement, qui rend le courage de vivre: Aujourd’hui, il est temps pour moi de quitter Clémentine. Au bout de mes doigts, d’autres projets attendent et ne demandent qu’à prendre vie.
Nelly Laurent qui viendra nouer le bouquet, avec les jolies couleurs d’ Arrière-saison, un plaisir évident à les marier, à les lier en gerbe. La couleur et l’éclat, la joie de vivre retrouvée, avec les paysages et les gens qu’elle aime, et un beau parallélisme entre la Gaume et l’Ardenne d’une part, la Provence de l’autre. Elle s’adresse à sa marraine décédée, pour lui raconter ses journées toutes simples.
Mais longtemps encore j’éprouverai l’envie de t’écrire pour te raconter pervenches et muguets, l’été belge capricieux, un octobre magicien et un vers écrit le matin « j’ai vu neiger de l’or sur la rivière gelée ». Sans oublier les projets de nos enfants et l’odeur du cramique qui tiédit sur la table le dimanche matin…
Quand je vous le disais, que la vie, et le bonheur aussi, sont faits de toutes petites choses. Et le malheur même, quand hélas il survient, ce sont de petites choses, de petites choses du quotidien, qui permettent de le surmonter. Des gris-gris, si vous voulez. Là où les grandes théories restent impuissantes, il y a toujours cette main tendue, de génération en génération. C’est cela, sans doute, l’héritage insoupçonné. Peut-être l’éternité…
Joseph Bodson