Daniel Charneux, A propos de Pre, roman, éd.MEO, 2020, 150 pp, 15 €.
Daniel Charneux signe ici l’un de ses meilleurs romans, pour moi, le plus charpenté: tout s’y déroule en comme sous l’effet d’un mécanisme bien huilé, d’un de ces instruments de haute précision qui permet aux coureurs de vérifier à chaque instant leur temps, leur rythme cardiaque. C’est en effet l’histoire d’un coureur de fond – ou plutôt, de deux coureurs, l’un, le héros, l’autre, le narrateur, son ami. Un héros doté d’une volonté hors de l’ordinaire, qui parvient à mener toute sa vie, beaucoup trop remplie, avec un courage et une volonté rares. Obligé de choisir de petits boulots, répétitifs et épuisants, mais qui lui permettent de garder du temps pour l’entraînement. Gros problème: les compétitions organisées par les fédérations officielles n’acceptent pas de coureurs professionnels, donc rémunérés…cela le condamne donc, pendant pas mal d’années, à ce que l’on pourrait appeler une vie au rabais.
Un mécanisme bien huilé: le récit, fait à la première personne par Pete Miller, un jogger d’un certain âge déjà, se déroule au fil d’une course relais, entre la mer et la montagne, en Oregon. .D’un relais à l’autre, viennent s’intercaler des retours sur leur vie d’étudiants, des souvenirs de sa vie de jeune marié, de jeune père, et puis, prenant de plus en plus de place, le récit des courses gagnées par son ami le champion, Steve Prefontaine, Chacune de ces courses, de ces victoires, est racontée sur un tempo haletant, et le suspense ne fait que grandir, de course en course, alors que, parallèlement, le narrateur, souffrant d’une blessure au pied, a beaucoup de peine à terminer les deux dernières manches de son relais.
Bien sûr, je ne vais pas vous raconter la fin de l’histoire. Mais ce que je puis vous dire, c’est qu’avec toute la richesse à la fois et la légèreté de touche qui le caractérisent, Daniel Charneux nous a concocté là un récit vraiment haletant, avec des moyens très simples, sans effets de manche ni paroxysmes de style: c’est que le vrai romancier est, lui aussi, comme un coureur de fond, ménageant ses effets, surveillant sa technique et, oserai-je dire, le rythme cardiaque de ses lecteurs.
Par ses réflexions sur l’histoire de la Famille Prefontaine, originaire de Beaumont-sur-Oise, sur la vie quotidienne à l’université ou ailleurs dans l’Oregon et dans les States, Daniel Charneux nous offre un tableau très vivant de la société américaine, sans oublier l’intermède tragi-comique de l’ère trumpienne. Les personnages secondaires sont très différenciés, très soigneusement traités. Et je vais quand même me permettre une courte citation, qui, en quelques lignes, est très révélatrice du caractère du héros (p.55, entretien avec soin entraîneur):
Sur ce point, ils n’ont jamais été d’accord. Selon Steve, l’important n’était pas la victoire, mais la manière. Gagner une course en la gérant, restant prudemment derrière pour démarrer dans le dernier tour,, c’était bon pour les poules mouillées, pour les comptables. Ce n’était pas ainsi que lui, Steve Prefontaine, voyait la course. « Et comment la vois-tu, la course, toi, Plouc? », avait demandé Bowerman. « Comme une oeuvre d’art, coach, une oeuvre d’art!. »
Un maître livre, et un réel plaisir de lecture.
Joseph Bodson