Daniel Laroche, Une chanson bonne à mâcher – Vie et oeuvre de Norge, Presses universitaires de Louvain, préface de Pierre Piret.
Une somme…266 pages, en petits caractères et grandes pages…et Daniel Laroche s’ y montre très exhaustif, tant pour la vie que pour l’oeuvre. Bien sûr, je ne vais pas vous énumérer toutes les rubriques, et passages obligés pour un tel ouvrage. Je vais simplement, au fil de ces pages; grappiller, essayer de vous faire partager les impressions fortes que j’ai ressenties à sa lecture.
Norge (Geoges Monin, alias…) est né en 1898, à Molenbeek, où son père était directeur-gérant d’une entreprise textile, filiale de la firme très connue Pelzer, de Verviers. Et ce sera l’un de ses soucis constants, au cours d’une part importante de sa vie, que de concilier ces fonctions mercantiles avec d’autres soucis, plus intellectuels: le souci de la beauté, de la poésie, de la peinture, de la musique, qui vont très tôt le préoccuper. Mais aussi, de par son grand-père maternel, les végétaux et les animaux, que l’on rencontrera très souvent en ses poèmes. Il est vrai qu’en ce temps-là Koekelberg évoquait plutôt un jardin botanique qu’une basilique. Comme un certain nombre d’écrivains belges bien cotés, le petit Georges fréquenta. le Collège Saint-Michel, où il eut pour camarades Lucien Cooremans et Henri Michaux. Plus tard, il reprendra le métier de son père, visiant des clients en Hollande, et dans les Ardennes belges.
Très vite aussi, il prendra place dans la vie littéraire bruxelloise avec Odilon-Jean Périer, et publiera 27 poèmes incertains.Dans le titre déjà, une certaine fantaisie, un humour qui ne le lâcheront plus. Le théâtre aussi va l’attirer..Il se fera connaître des premiers pré-surréalistes., Nougé, Mesens, Goemans, dont il se fera plus tard de virulents ennemis, qui viendront chahuter les pièces qu’il montera. Comment l’expliquer? Par son succès, sans doute. Alors qu’ils partagent pas mal d’idées et d’opinions, lui deviendra bientôt un auteur célébre si pas encore très connu, alors que les autres, plus réservés et plus convaincus, prendront très mal ce qu’ils vont considérer comme des compromissions plutôt que des compromis. Il se lie aussi d’amitié avec Frans Masereel. Et il aura pas mal de liaisons féminines…La bohème, quoi…Il sera également du comité de rédaction du Journal Journal des Poètes, publiera Florièlge de la nouvelle poésie française en Belgique. avec maurice Carême, Franz Hellens,Mélot du Dy, Vandercammen, de Bosschère, Robert Vivier. Très éclectique, on le voit, et ses choix indiquent déjà les caractères de sa poésie à venir: tantôt profondément spiritualiste (il admirera longtemps de Bosschère), mais avec une part de fantaisie – quand ce n’est pas du pessimisme le plus noir – qui le tire parfois à l’extrême opposé. D’où plus tard, cette sorte de valse-hésitation entre Dieu et Satan, les anges et les démons. On pourrait presque dire que le catholicisme qui avait profondément marqué son enfance, renié plutôt à la fin de sa vie, servira de décor aux diableries et contrepèteries à venir..Ainsi, L’imposteur, paru en 1937, sera très marqué par la magie, les sciences occultes. Il est vrai qu’il n’est pas toujours aisé de distinguer chez lui ce qui est sérieux de ce qui ne l’est pas…Il s’intéressera à des auteurs comme Roger Kervyn, Albert Mockel.
Un leitmotiv qui va rythmer sa correspondance:, par exemple dans une lettre à de Bosschère: La Belgique éteint, opprime; c’est l’asphyxie par le gris, la couleur du Néant. Et la décision sera bientôt prise: de se fixer à Paris avec son épouse, Denise Perrier, qui pratique la peinture..De son côté, son fils, Jean Mogin, viendra habiter la Provence, après avoir épousé Lucienne Desnoues. Bien sur, de nouvelles amitiés, de nouvelles influences: les Cahiers du Nord publieront un numéro spécial « Norge ».Nouveaux recueils aussi: Le Gros gibier, La langue verte, Les Oignons., et Flammarion deviendra son éditeur.…et l’attirance de la Provence qui se fait plus prégnante. Le couple viendra habiter Saint-Paul-de-Vence, où il ouvrira un magasin d’antiquités. Ses oeuvres poétiques 1923-1973 paraîtront chez Segers. Jeanne Moreau, Georges Brassens mettront certains de ses poèmes en musique.De nombreux mémoires seront conservés à ses oeuvres…Un point noir: le décès de son fils Jean, d’un cancer des poumons, en 1986, difficile à surmonter. Il parlera de la trahison de ses anges protecteurs…Et c’est en Provence qu’il décédera en 1990.
Daniel Laroche pose alors la question de savoir quels tableaux du monde réel l’ont le plus.fortement impressionné. Non point le monde urbain, industriel, mais la sève, l’orage, la flamme, l’énergie vitale. L’influence de Nietzsche paraît ainsi prépondérante.Le biocentriseme,germination et gestation. La fructification, le silence. Le vin profond.. Bien sûr, dans les thèmes abordés, la faune et la flore seront les plus fréquents, les oiseaux, ainsi que la mouche.Et, dans le corps de l’homme, tout ce qui concerne l’oralité.
Quant à sa poétique, ce qui frappe d’emblée, c’est la profusion des figures de style. Gérard Genette est souvent mis à contribution par Daniel Laroche, mais il me semble que Norge pourrait lui faire concurrence (et pourtant Genette est on ne peut plus prolifique en termes savants) Je ne vous les citerai pas tous, bien sûr, mais il me paraît important de déceler l’origine de cette multiplicité. L’oralité bien sûr est ici en jeu. Et puis, il y a chez Norge aussi une sorte de pudeur: l’exagération même, l’excès de contrepèteries, de paronomases,et autres étrangetés langagières cache, un peu comme des nuages artificiels le feraient, la part d’étrangeté, l’inspiration avec toutes ses majuscules…Pour Norge, le singulier prime, l’étrangeté même se fait familière, comme si des fleurs inconnues poussaient, par le plus grand des hasards, sur les bords du chemin…Il est vrai que, suivant Daniel Laroche, on peut y relever la Bible, la mythologie, le merveilleux, le Moyen-Age, la Renaissance, les traditions populaires ou enfantines, le butinage, comme le dit très bien D.L.,y jouent un très grand rôle. Mais il me semble que ce sont là des arbres qui cachent la forêt, et la forêt, elle, est toute simple et tout unie. Les styles, le ton, la variété, tout cela est très vrai, voulu par l’auteur, mais il reste ce rire, ce sourire parfois, et il nous faut parfois, comme dans ces dessins-devinettes de notre enfance, retrouver dans l’enchevêtrement des traits, le chasseur et son chien qui sont cachés dans l’arbre. Norge, devin? Oui, mais devin de devinettes. Il n’empêche que toutes les explications qui nous sont ici fournies sont bien exactes, mais que le Norge explorateur de son enfance, lecteur de Fenimore Cooper et de Jack London, recèle toujours en son mitan une grande zone blanche, celle que les géographes d’antan marquaient, à regret sans doute, de la mention TERRA INCOGNITA. Dieu l’introuvable, tel est le titre du dernier chapitre de cette somme. Et c’est peut-être cela, qui sait? Et peut-être faut-il s’en remettre encore une fois à la phrase de St Bernard: Vous trouverez plus dans les arbres que dans les livres.
Tout ce qui précède, croyez-le bien , ne constitue nullement une critique de l’ouvrage, qui mérite bien plutôt, pour l’étendue de sa documentation et le séreux de ses recherches, de bien grandes louanges, mais le signe d’une perplexité. Norge peut paraître, à première vue, une énigme, un personnage bien moins simple que certains portraits pourraient le laisser croire, un poète chrétien, ou un amuseur public. Peut-être y a-t-il un peu des deux,..Il n’a pas fini de nous questionner.
Joseph Bodson