Emile Gilliard, Zouprale, Sauvageonne, poèmes wallons avec adaptation française, 2022, 56 pp., Micromania, Bd Roullier, 1, 6000 Charleroi. Traductions en français par l’auteur.
Pour ceux d’entre vous qui connaissent un peu Moustier, Mornimont et leurs environs, ce qui frappe, dès le premier abord, c’est le contraste entre la vallée de la Sambre, avec ses gros villages, ses fermes, son industrie, et les rudes collines qui l’enserrent au sud, depuis les bois de la Marlagne, la Sibérie et le fort St Héribert, jusqu’à Robersart, Tremouroux et le Rabot. Contraste absolu, tel qu’on en trouve chez Giono, dans Colline, et chez Ramuz, dans Si le soleil ne revenait plus, l’un de ses plus beaux romans. Le thème de ce dernier a d’ailleurs été repris de façon magistrale par Emile Gilliard dans l’une de ses nouvelles.. Les collines, le pays où le soleil pourrait un jour disparaître définitivement, alors que chaque jour les paysans comptent sur son retour. Les collines, c’est le domaine de la vie sauvage, mais aussi d’une liberté absolue, d’une innocence perdue, et de la grande simplicité..
Le titre de ce livre-ci, Zouprale, Sauvageonne, joue un rôle important, bien plus qu’anecdotique: l’épouse disparue, c’est la part, chez l’auteur, du mystère, d’une vie autre, différente. Dès son origine, car elle était précisément originaire de ce quartier du Rabot, de la Mouchelote, comme le dit le préambule: Elle avait vécu à la Mouchelote, une maison forestière, écartée de tout habitat et sans route d’accès à l’époque. (…) Ses condisciples la fréquentaient peu, elle n’était pas d’ici. Et, plus loin: Mes poèmes (…) restent confinés à la prime jeunesse de Jeanine, époque qu’elle rappelait journellement en fin de vie. (…) Ce surnom de Zouprale reste attaché, en mon for intérieur, à cette période bénie où j’ai fait sa connaissance et aux divers évènements de son enfance..
Le recueil se trouvera dès lors partagé entre deux thèmes essentiels: le vide que laisse le départ de l’être aimé, et l’appel à son souvenir, à une réminiscence plus forte que la mort. Et l’on peut dire, je crois, que sa retenue, son isolement même, de son vivant – mis à part les derniers temps, où le retour à l’enfance magique et solitaire était prégnant – sont le fondement d’une présence toujours active, les aléas du temps quotidien venant se fondre et se mêler au grand fleuve de l’éternité.
Dji n’ vos-a nén rovî, Zouprale, / do tins d’ vos catôze ans, / Dji r’wè vos paskéyes di bauchèle (Je ne t’ai pas oubliée, Sauvageonne, / lors de tes quatorze ans, / dans tes agissements de jeunette.) (p. 18)
On-z-èfile dès sovenances à p’tits côps, / come on-z-èfile dès pièles:/ on ramoncèle lès-eûres, ozéyes di fleûrs èt d’ frûts / ki zoupèlenut ètur lès rukes di spènes. // Mins la l’ cwârdia ki spîye, au djoû mètu, / lès pièles si cossauyenut / t-avau l’ dérêne dès chîjes. (On enfile peu à peu les souvenirs, / comme on enfile des perles. / on entasse les heures, / riches de fleurs, de fruits, /qui jaillissent entre les buissons d’épines.// Mais voilà le cordon qui se brise, au jour fixé, / Les perles se dispersent au long d’une dernière veillée.)
Rappels, souvenirs…Les objets inanimés eux-mêmes en prennent une densité inaccoutumée, une sorte de présence seconde. Comme si l’on passait d’une image simple, un peu usée par le temps, à la couleur et au relief que prêtent à chacun de ces objets l’usage qu’en faisait l’être aimé. Et cette sorte d’emprise, de prégnance, est encore renforcée par l’aura de Zouprale, une façon d’être avec les choses, leur usance, une forme aussi du silence:
Vosse fauteuy èst vûde, pèneûs, diswêbî. / Sacants rôses do djârdén, bèles èt sins maniéres, come vos, / disflorichenut, one miète au côp,, sul tauve. (Ton fauteuil est vide, triste, désorienté. Quelques roses du jardin, / belles et simples comme toi, / se fanent lentement sur la table).(p.8)
Et ce sera son enfance renouvelée en fredonnant: Vos tchantîz cobin, à djoûs, / vos r’vèyiz voste èfance, / vos paskéyes dal Mouchelote / èt lès cènes do long d’ Sambe. / Vos nadjîz come pèchon ètur inwîyes èt cârpes, / èt vos d’grètîz vos djambes tot coudant dès meûmeûres. / Adon, au niût, gripéye su on p’tit meur, / vos tchantîz po l’ lune k’èstéve mièrseule come vos. (Parfois, tu chantais, / tu revoyais ton enfance, / les aventures de la Mouchelote / et celles des rives de Sambre. / Tu nageais comme un poisson entre carpes et anguilles. / Tu t’ égratignais les jambes à cueillir des mûres. / Au crépuscule, tu grimpais sur un muret, / et tu chantais pour la lune, solitaire comme toi.) (p.15)
A présent, c’est lui qui parle seul, évoquant leur vie commune, pour que le temps passe. Èt l’ paujërté pèze co pus fwârt / ki l’ song ki toke tot-avau m’ cwâr. (Et le silence pèse encore plus fort / que le sang qui pèse dans mes veines). (p.20)
Tristesse de la solitude? Et pourtant, demeure l’assurance de se retrouver un jour, la certitude d’une présence encore, aujourd’hui, dans ces heures grises, dans l’obscurité qui, peu à peu, envahit le jardin:
Vos, li p’tite crapôde dal Mouchelote / èt do fén fond d’ l’ ûzine. / Ni m’ rovîz nén, lès-ôtes nèrén. / Asteûre ki vos-èstoz lauvau; / djè l’ pou bén dîre, / dj’a comme vosse mwin dissus mi spale. (Toi, la petite fille de la Mouchelote, / du fin fond de l’usine. Ne m’oublie pas, ni les autres. Maintenant que tu es là-bas, je peux le dire, / c’est comme si j’avais ta main sur mon épaule.)
C’est un livre de vie.
Joseph Bodson