Jacques Vandenbroucke, , Olivier Degée dit Jean Tousseul (1890-1944) Le campagnard mélancolique préface d’Eric Brogniet, 2024, 503 pp., 49 €, james.vandenbroucke.com.
Louons maintenant les grands hommes, c’est le titre d’un ouvrage de James Agee, paru dans la collection Terre humaine de chez Plon il y a un bout de temps déjà. Les grands hommes de James Agee sont de pauvres paysans de l’Alabama, qui ont su conserver leur dignité, leur honneur dans les pires conditions de pauvreté et de mal-vivre, au cours de la crise des années trente.
Il me semble que notre société va un peu vite, pour oublier ses grands hommes, et qu’ils sont remplacés le plus souvent, sur nos écrans et dans nos journaux, par des vedettes éphémères, qui sont d’autant plus vite oubliées qu’elles on été clabaudées à tous les vents.
Un grand homme, Jean Tousseul ? En choisissant ce pseudonyme, Olivier Degée ne visait certes point à la grandeur, bien au contraire. Ce fut un grand modeste, qui refusa souvent les honneurs, mais qui eut la fierté de ce titre d’écrivain, une fois reconnu par ses pairs, Georges Eekhoud, Hubert Krains surtout. Un choix très lourd : après avoir été ouvrier carrier, puis employé chez Carmeuse, puis responsable syndical et journaliste, Tousseul employa son talent, en tout premier lieu, à célébrer les paysages de son enfance, ceux de Landenne, trop tôt quittée, et de Seilles, où il revint dans les derniers mois de sa courte vie. Il avait fait ce pari, de vivre de sa plume, uniquement, alors qu’il devait subvenir aux besoins de deux ménages, et venir en aide, de plus, à ses neveux orphelins. Cela nous valut un roman en plusieurs volumes, les Clarembaux, et nombre de contes et nouvelles qui se distinguent par la maîtrise du style et l’amitié profonde qu’il porte à ses personnages et ses paysages.
Oui, notre société oublie bien vite, et il faut d’autant plus souligner tout le mérite, et l’énorme travail accompli par Jacques Vandenbroucke. Un vrai travail de bénédictin. Des différentes périodes de la vie de Jean Tousseul, depuis les carrières de Seilles jusqu’au long séjour à Machelen, non loin de Bruxelles, rien n’a été laissé de côté, ni dans la bibliographie, ni dans sa vie personnelle, marquée bien souvent par la maladie et la détresse financière : il avait beau avoir été publié à Paris, chez Rieder puis chez Nelson, les rentrées d’argent étaient fort aléatoires. Et puis, il y avait, justement, malgré la présence des siens, une bien grande solitude…Ses amis étaient bien loin, et les déplacements plus difficiles qu’aujourd’hui. De plus, Tousseul n’avait pas un caractère facile : il était ombrageux, pessimiste, et fort porté au repli sur soi.
Un ouvrage, donc, soigné jusqu’à l’extrême, pour retracer les différents aspects de la vie et de l’œuvre, depuis sa gestation jusqu’aux nombreuses traductions dans les pays les plus divers. Une érudition qui ne laisse rien de côté. Mais surtout, ce qui émouvait le plus Tousseul, c’était l’écho que donnaient à ses œuvres les instituteurs de sa région, et cet honneur suprême, valant tous les prix du monde : dévoiler aux yeux des petits toutes les beautés, les grandeurs de leur pays. Qu’en reste-t-il, hélas, aujourd’hui ? L’intérêt pris à l’ensemble du monde, c’est très louable, mais à condition d’en connaître vraiment d’abord les territoires les plus proches.
Jacques Vandenbroucke ne moralise pas. S’il ne cache rien des défauts de son héros, c’est qu’il n’est grand qu’en restant homme comme les autres. Il est exact qu’il publia des articles, en 1918, dans des journaux autorisés par l’occupant, et que cela lui valut plusieurs mois de prison, et qu’il fit de même en 1940, mais…écrire, c’était son seul gagne-pain, et d’autres, plus riches et plus puissants, firent de même sans être aussi sévèrement punis. Tousseul était pacifiste plutôt que collaborateur, et cela lui valut, notamment, l’amitié de Romain Rolland.
L’ouvrage, luxueux, comporte nombre de reproductions, souvent en pleine page, reprenant des œuvres d’artistes illustrant les œuvres de Tousseul, et nombre de documents, lettres, extraits de livres…qui viennent à l’appui du texte. Il est de grand formant, au propre comme au figuré, et porte son poids d’homme : un travailleur de chez nous, amoureux de son pays et de ses gens, de ses paysages, de sa flore et de sa faune, de ses clochers et de ses villages. Un homme qui sait ce qu’est pour l’avoir partagée, ne serait-ce qu’au cours d’une brève période, la peine des hommes, la fatigue du travail physique. Le wallon le dit de façon bien plus concise que nous ne pourrions le faire : on-ome tot-oute.
Oui, décidément, il est grand temps de célébrer aujourd’hui encore nos grands hommes. Cela, Jacques Vandenbroucke l’a bien compris, et nous devons lui exprimer notre reconnaissance, ainsi qu’à tous ceux qui, de près ou de loin, ont concouru à la création de ce maître ouvrage.
Voici un extrait de «La Mort de Petite Blanche » le premier livre publié de Jean Tousseul. Il raconte l’alerte donnée par le « cwârneu », pour que les carriers se garent au moment où l’on fait sauter un pan de pierre :
« 0n sonna. Muraille s’abrita derrière sa benne basculée. Par la porte d’une baraque, le surveillant, le bedon agité, la bouche arrondie, jetait son angoissant cri d’alarme : « Oh !oh !… ». Le tireur, la gibecière au dos, grimpa sur l’architecture écroulée d’une tombée de la veille, se laissa glisser sur son derrière, se baissa, regrimpa sur un monolithe, en regardant furtivement le bloc qu’il venait de quitter et corna de nouveau sous son aisselle. La face trouée du surveillant reparut à la porte de l’abri : « Oh !…oh ! ». Soudain, les moellons se gonflèrent, crevèrent et coulèrent. Le Frésé regarda venir les pierres, bravement, comme un vétéran. Puis toute la tombée bouillonna et s’écroula en cascade. Par delà les talus herbeux et les façades gigantesques du cirque, les deux collines de la Meuse se renvoyèrent les détonations et les multiplièrent dix ou quinze fois. Elles revinrent jusqu’au sommet de la carrière et emplirent le cirque. Une vague de corneilles inquiètes noircit le ciel, puis disparut tout entière dans le roc, comme des araignées dans leur trou. »
Joseph Bodson