Michèle Goslar, Yourcenar en images, éd. Racine
Il est vrai que Michèle Goslar n’en est pas à son premier livre sur Marguerite Yourcenar, mais dans celui-ci, les images sont de toute beauté, et singulièrement parlantes. Depuis tous les endroit d’Europe où le farniente se conjugue avec la culture, la chasse au plaisir et le hasard des rencontres, jusqu’à cette petite maison dans le Maine où elle passera de longues années avec Grace Frick, dans un décor qui n’est pas bien loin de celui de Thoreau – ils ont d’ailleurs plus d’une affinité, contrairement aux apparences. Elle va ainsi nous entraîner dans tous les pays d’Europe et quelques autres, jusqu’au dernier voyage, non réalisé, aux approches de la fin: le Népal, voyage symbolique, sommet intangible.
Une petite fille triste – la mère morte à sa naissance, un père bourreau des cœurs, deux fois déserteur – qui va devenir à la fois modèle et repoussoir: modèle de luxe et de talent, une sorte de moi-soleil, repoussoir par le vide qu’il crée autour de lui, et la fillette se raccrochera comme elle pourra à ses nouvelles mères. Vide et chagrin, que l’on compense comme on peut en devenant soi-même une sorte d’image, ou de statue de sable – Ne cesse de sculpter ta propre statue, disait déjà Plotin. Une petite fille triste qui multipliera les voyages et les expériences, jusqu’au premier grand amour, André Fraigneau, attirant mais très égoïste, replié sur lui-même.
Ce sera aussi l’entrée en littérature, et le début d’une vie double, un thème prégnant dans son œuvre: elle et l’autre, face à face, se toisant, se ressemblant, se dévorant. Le bonheur en Grèce, cette beauté rayonnante, Lucia Kyriakos, qui périra, plus tard, lors d’un bombardement allemand. La connaissance de Grace Frick, trouvée, longtemps perdue, et puis retrouvée, pour cette vie en commun dans le Maine. Une communauté qui sera faite, comme elle le dit cruellement,de vingt ans de bonheur, vingt ans de prémisses du malheur, vingt ans de malheur. L’amour a difficilement part à la vie quotidienne. Commence alors cette longue existence essentiellement consacrée à la littérature. Cette citation très justement relevée par Michèle Goslar: Cette île, de son aveu, la fit passer de « l’archéologie à la géologie,de la méditation sur l’homme à la méditation sur la terre », du « prestige des paysages portant la trace du passé humain » à « celui des lieux, de plus en plus rares, peu marqués encore par l’atroce aventure humaine ». Il est vrai que c’est la guerre…Un désespoir profond, jusqu’au printemps 1947, où elle brûle les notes prises sur Hadrien. Et puis, elle recommence. Les Mémoires d’Hadrien ne lui prendront que deux ans. L’envie de voyager va la reprendre: Rome, Paris, les Pays-Bas, l’Angleterre, la Scandinavie…L’Œuvre au Noir, sans cesse reprise puis abandonnée, lui aura coûté bien plus longtemps que les Mémoires. C’est dans une église de Salzbourg que lui apparaîtra le prieur des Cordeliers, guide de Zénon, qui jouera un rôle essentiel dans le roman. Le point d’orgue, ce sera Bruges. Mais le livre ne paraîtra qu’en 1968.
De retour à Mont-Désert, le monde végétal et animal prendra de plus en plus de place dans sa vie. Auront aussi eu lieu les premiers contacts avec des académiciens belges, Alexis Curvers et Carlo Bronne, qui aboutiront à son élection à l’Académie de Belgique. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les contacts – de même d’ailleurs qu’avec l’Académie française, où elle sera la première femme à être élue- ne seront pas très faciles. C’est une maîtresse femme, mais les public relations ne figurent pas au nombre de ses spécialités. Les honneurs, pourtant, vont lui être conférés à foison.
Viennent alors les années sombres; Grace atteinte d’un cancer, ce qui lui fait songer à sa propre mort. Elle va se réfugier dans l’écriture, jusqu’à ce que vienne l’inévitable. Et ce sera le début des Archives du Nord, et Anna soror. Mais aussi la rencontre avec Jerry, photographe d’une équipe de télévision, que Grace lui avait conseillé d’engager comme secrétaire. L’amour n’a pas d’âge, et ils vivront six ou sept mois par an ensemble, entreprenant de nouveaux voyages, jusqu’au moment où Jerry rencontrera Daniel, qui deviendra son amant et lui causera bien des déboires, jusqu’à lui transmettre le sida. Jerry se suicidera dans un hôtel, après quelques années noires.
Elle lit Borges, qu’elle va rencontrer pour un long entretien. La mort est devenue pour elle un thème obsédant, et elle fera dire à Achille, devant le corps de Patrocle: Beaucoup d’hommes se défont, peu d’hommes meurent. Et, en 1987, comme l’écrit Michèle Goslar, elle a rejoint le promenoir des amis défunts. Il est à noter aussi que c’est à cinquante ans seulement qu’elle a rendu visite à la tombe de sa mère, au petit cimetière de Suarlée, près de Namur.
Un livre de souvenirs, de photos-souvenirs. de superbes photos, scrutant de près les corps et les visages.De joies et de peines. D’une femme dure envers soi-même et les autres, mais pour qui l’écriture, tout au long de sa vie, aura été le reflet, l’essence même de ces joies et de ces peines. Jusqu’à l’éternité.
Joseph Bodson