Claude Donnay Ozane roman éditions MEO ( 249 pages, 2024, 22 euros)

Ozane Roth a échappé à un ours dans la taïga. Epouse du défunt Ilya Sorokin, elle se récite à travers notes et documents. Une prénommée Blanche dort au fond d’elle-même. Qu’a-t-elle vécu ? Les souvenirs reviennent tels « les mécanismes se dégrippent de jour en jour comme le lac où la glace craque avec des bruits sourds ».
Claude évoque beaucoup et brillamment la triste ambiance du camp de Ravensbrück. Prisonnière d’abord à Dinant dans d’atroces conditions, violée, torturée, Blanche se rappelle l’Hermeton, la tranquille rivière qui porte le nom du village du même nom : « J’entends : trahison, grave, complices, trahison, parler avant qu’il ne soit trop tard. J’entends la chanson de l’Hermeton sur les galets au sortir de l’hiver. J’entends la voix de maman qui accompagne le linge sur le fil entre la branche du vieux charme et le piquet de pin gris ». L’auteur dit que « finalement perdre la mémoire peut ressembler à un cadeau » et parfois on ne veut pas se souvenir : « Le matin j’ai la nausée, je ne veux pas de cette femme en moi, je m’obstine à nier Blanche, comme si j’avais le choix, que je pouvais trier les images du passé, puis remettre le couvercle, rendre les photos à l’obscurité de la boîte ».
Un homme blessé également par un ours vient à Ozane. Elle le sauve. C’est un fugitif en cavale, accusé de meurtre, déporté par le régime en place : « Un prétendu fou et une folle amnésique ressuscitée » sont-ils faits l’un pour l’autre ? Affaire à suivre…
Rappelant Tesson à plusieurs reprises, Claude Donnay s’exprime en toute humanité : « La parole n’est jamais libre. Ouvrir la bouche est toujours un combat. Blanche, Ozane, Foka, c’est la même faute : avoir parlé, avoir dénoncé l’obscur, l’inacceptable, s’être dressé pour revendiquer le droit à la liberté ». Le roman est très prenant avec la perpétuelle évocation du camp de Ravensbrück. Cela a certainement demandé un travail documentaire soutenu à l’auteur. Idem pour se mettre dans l’ambiance de la taïga, un lieu où l’auteur ne s’est probablement jamais rendu.
L’intrigue est bien résumée dans ces quelques lignes : « Blanche Gribert et Ozane Roth, je suis double, partagée, nourrie de deux histoires dont le nœud est Ravensbrück/…/Réincarnation, le mot est parfait, je me suis réincarnée en Blanche Gribert comme je m’étais incarnée en Ozane Roth un jour de printemps. Et il me faut vivre – survivre- avec ces deux femmes dans ma tête, sous ma peau, claudiquer jour après jour entre les questions qui émergent comme une éclosion de champignons après une pluie d’orage ».
Malgré les horreurs évoquées, Claude Donnay rappelle à plusieurs reprises la poésie comme celle de Pasternak ou Ossip Mandelstam et cela se révèle également lorsqu’il décrit la tranquille vallée de l’Hermeton qu’encore de nos jours on ne peut franchir qu’à pied.
Qui est Ozane Roth ? Qui est Blanche Gribert ? Un numéro cousu sur une robe et une étoile jaune peuvent-ils bouleverser l’idée même d’identité quand s’exerce également le refus d’abandonner l’amie ? La mémoire ou l’amnésie peuvent-elles rendre la personne à une autre elle-même ?
Une note de l’auteur, en fin d’ouvrage, précise que le personnage de Blanche Gribert est inspiré d’Eliane Gillet, résistante et victime.
Certains continuent de ne pas oublier… et c’est heureux.
Patrick Devaux