Philippe Leuckx, Le traceur d’aube, poèmes, éd. Al Manar,(2023, 20 €. Aquarelles de Caroline François-Rubino)
Au risque de me faire taxer de cuistrerie, j’aimerais partir, pour le compte-rendu de ce livre, de quelques recherches élémentaires au niveau du vocabulaire et des images qu’il évoque – en gardant bien sûr un œil sur la personnalité de l’auteur.
L’aube, avec ce qu’elle a en elle d’indécis encore, et cette espérance, à la sortie de la nuit.
Le traceur, qui n’est pas loin du dessinateur, de l’arpenteur, mais aussi, phonétiquement, du traqueur, de celui qui poursuit un gibier, parfois aléatoire.
L’aube, p.11 : « S’il reste un peu de lumière/dans les mots dans le sang / comme cette trace d’ombre/Dans l’air ou ce souci des yeux/qui s’étoilent quelque part/en une halte du temps » : ici, curieusement, dans le reste, c’est presque le crépuscule qui rejoint l’aube, dans l’essentiel, cette halte du traceur, échec au temps.
p.4 : « L’inquiétude borne l’air » : nous voici en plein cadastre, avec en prime l’alliance inattendue d’un sentiment et d’un élément concret.
p.6 : « exister ne dure guère le vent a faim de tout » : brièveté de notre temps, notre vie en proie offerte, et ce vent, métaphore de tant de tristesses.
Je pourrais ainsi continuer longtemps, mais nous pouvons déjà réunir en gerbes nos minces trouvailles : il nous dira encore, p.16, » comme s’il fallait regagner / notre enfance perdue, » p.8 : « comme si l’arbre/s’était dépeuplé avait/oublié de vivre ». P.9 : « à toutes ces petites fêtes/pour le cœur », et plus loin, ; p.22 : « Le traceur d’aube/efface la buée/et dessine/un enfant/ensommeillé de beau » avec en contraste, p.26 : « Jours maigres de nos vies / rues et murs vides/nous étions relégués/confinés », et les mêmes thèmes reviennent tout au long du livre, ainsi, p.18 : « Lentement la lumière affronte les arêtes « , et p.19 : « l’air éperdu de ce qui a été vécu/grave ou léger/dans l’éphémère de nos vies »…et cela continue, avec une autre image récurrente, celle des trams, avec leurs caténaires, ces fils d’araignées dont ils sont prisonniers, promenés de long en large dans le dédale de nos vies/villes…
Je vous laisse savourer ces images légères et comme voilées, ces plaintes – à peine, et comme floues et retenues, avec la richesse, la douceur de ces images qui semblent sortir du brouillard.
Le romantisme n’est pas loin, avec son culte du souvenir, ses tristesses, mais ici point n’est besoin de cris : seule une évocation subtile de la réalité présente ou passée, ses images un peu floutées, qui se répètent et s’appellent d’un poème à l’autre, comme dans une chambre d’échos. La brièveté des vers et des strophes, les alternances de lignes plus longues et plus brèves, comme au rythme des pas d’un traqueur, tout cela, voyez- vous, mine de rien, c’est du grand art, et ce livre, une réussite pleine et entière. Comme le dit excellement Philippe Colmant dans sa préface : « Offrande au lecteur, son écriture souvent concise, précise, prégnante, donne à l’évocation des choses de la vie – même dans la solitude la plus grande – une indescriptible densité ». Et les aquarelles un peu floues, bleutées de Caroline François-Rubino y contribuent pour leur part.
Joseph Bodson