Serge Delaive, Saumon noir, éditions de la Province de Liège, 2017. Photos: Serge Delaive.
Cet ouvrage a été publié dans le cadre de l’exposition Trilogie contemporaine – Arts et métaux, au Château de Jehay – Centre d’art contemporain La Châtaigneraie, en 2014, par le Service culture de la Province de Liège. En 2016, eut lieu une rencontre à propos de l’industrie sidérurgique hier et aujourd’hui, organisée par Mémoire ouvrière, sous le titre Nous ne sommes rien, soyons tout.
Le présent livre est, à peu de chose près, un chef d’œuvre. Delaive évoque sa commune, Herstal, telle qu’elle est, telle qu’elle fut, en prenant comme symbole, comme étendard, presque, le saumon noir, ou ouananiche, en indien montagnais, l’exception du genre: au lieu de partir frayer dans la mer des Sargasses pour revenir mourir en sa rivière d’origine, il se contente d’un circuit fermé, dans les eaux douces, trop loin de l’océan pour se risquer aux navigations hauturières. Herstal, ou plutôt l’auteur – mais ils se confondent – sera le saumon noir. Cela nous vaut de superbes passages, ainsi p.7:
Tu penses: saumon noir, entre les deux formes de toute existence, la spirale et le cercle, tu as choisi le second terme.
Tu penses: saumon mon frère, le sens de la vie est qu’il n’y en a pas, sinon celui de l’orientation.
(…) A quel point le saumon noir, ton frère jumeau au règne animal, est-il capable de haine envers cet endroit qu’il aime? Quelle impulsion aimante l’aiguille de sa boussole? Là où il se rend il est né avant de partir en voyage, là où ils se rend d’autres issus de lui vont naître, là où il se rend il va mourir et il le devine. On sait le récit du saumon. On sait aussi le saumon noir. Tu es encore de retour à Herstal. Il pleut. Tu veux prononcer chaque nom de rue, chaque dénomination d’endroit, chaque prénom correctement. Tu dois les prononcer à haute voix. C’est important.
Et ce sera la longue pérégrination, dans le temps et dans le lieu – une sorte d’état des lieux – dans des rues qui rappellent au souvenir l’image de leurs habitants. Ruines et résilience. Personnages jeunes, vieillis. Usines disparues. Avec, plus loin, comme une seconde partie, mais disséminée, la saga familiale, le père suicidé, la mère historienne et sa famille d’origine modeste. Une quête d’identité, de soi-même en même temps, avec l’emploi transitif et répété du verbe marcher. Herstal serait-il un songe? Il marche les rues, sans fin. Il mâche ses souvenirs, sans fin, de famille et d’amis, de morts et de vivants. Le saumon noir ne fait pas autre chose.
Marcher jusqu’au lendemain, lendemain de la promesse que la mort délie, jusqu’à ce qu’une autre mort, propre, advienne (la dévastation lente que laissent augurer les stigmates du présent). La forme des villes hélas disait Baudelaire change plus vite que le cœur des humains.
Ailleurs, p.28, il nous parlera du peuple d’Herstal affable et doux malgré le paysage. De sa liberté.
Une prose fortement rythmée, à l’image même de cette route qu’il marche. Le suicide de son père, c’est aujourd’hui, encore et toujours. Un style arrachant, ou plutôt arraché. Une interrogation pressante, récurrente.
Un livre de mort, qui est aussi un livre de vie. Un livre qui devrait plaire à Daniel Droixhe, cet autre amoureux/arpenteur des rues d’Herstal, de ses ruelles.
Joseph Bodson